Vincent Van Gogh, La sieste |
Le
philosophe Jean-Claude Michéa, auteur de "Les Mystères de la gauche
: de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu" (Climats, 2013), répond à un billet de Philippe Corcuff publié le
25 juillet 2013 dans le journal en ligne "Mediapart."
Rappel : la parution du livre ci-dessus cité de J.C. Michéa avait suscité une levée de boucliers chez la Gauche : Luc Boltanski dans "Le Monde", Serge Halimi dans "Le Monde diplomatique", Frédéric Lordon dans "La Revue des livres", et Philippe Corcuff dans "Mediapart" avaient pris à partie Michéa. (On retrouvera les éléments de la controverse ici : http://ragemag.fr/michea-retour-sur-la-controverse-37310/).
J.C. Michéa a choisi de répondre à P. Corcuff par une longue lettre que je mets en ligne in extenso, tellement me paraît essentiel ce retour au sérieux philosophique, longtemps mis à mal -que dis-je, ravagé- par les escrocs et autres faussaires intellectuels qui sévissent encore, hélas, ... mais sur les médias du courant bien pensant et dominant, pas sur le terrain du Concept que l'indigence de leur pensée leur a interdit depuis longtemps.
Place donc à Jean-Claude Michéa pour cet exercice magistral de philosophie -et pour la volée de bois vert au contradicteur assénée.
Cher
Philippe,
J’ai
décidément dû taper dans une sacrée fourmilière pour susciter
ainsi une telle levée de boucliers ! On ne compte plus, en effet,
les courageux croisés de la sociologie d’Etat qui ont jugé
soudainement indispensable de mettre en garde le bon peuple – il
est vrai déjà suffisamment échaudé par l’actuelle politique de
la gauche – contre le caractère profondément hérétique et «
réactionnaire » de mes analyses philosophiques. Au cœur de cette
curieuse Sainte-Alliance (dont les interventions ont été largement
relayées, cela va de soi, par le Net et ses trolls de service)
citons – par ordre d’entrée en scène – Luc Boltanski (dont le
texte, initialement publié dans le Monde, vient d’être
opportunément remis en ligne par un mystérieux site « anti-Ragemag
»), Serge Halimi (dans le Monde diplomatique de juin 2013), Frédéric
Lordon (dans la très pierre-bergéiste Revue des livres de cet été)
et maintenant toi, sur le site de Mediapart.
Bien
entendu, la critique permanente des idées des uns et des autres, y
compris sous une forme polémique (nous sommes, après tout, au pays
de Voltaire) demeure, sans contestation possible, la condition
première de toute vie intellectuelle démocratique (et donc, a
fortiori, socialiste). Encore faut-il qu’il s’agisse réellement
d’une critique et non d’une simple entreprise de désinformation
ou de falsification. Lorsque – pour ne prendre qu’un seul exemple
– Anselm Jappe avait entrepris, en 2008, de soumettre l’ensemble
de mes positions philosophiques à une critique radicale et sans
concession (l’essai a été repris dans Crédit à mort), son
analyse n’en demeurait pas moins fondée sur un examen scrupuleux
des textes, et témoignait ainsi d’une parfaite honnêteté
intellectuelle (c’est d’ailleurs, en partie, grâce à cette
critique que j’ai pu prendre une conscience beaucoup plus nette de
l’importance théorique majeure des travaux de Robert Kurz et de
Moishe Postone sur la loi de la valeur). Il faut dire que Jappe a été
formé à l’école de Debord et non à celle de Bourdieu ou de
Foucault.
Toute
autre, évidemment, est la manière de procéder de nos nouveaux
croisés. Trois exemples – j’aurais pu en choisir quantité
d’autres – suffiront ici à expliquer un tel jugement. Lorsque,
dans le Complexe d’Orphée, je moquais les recommandations de la
Halde – cette noble invention de Jacques Chirac – visant à «
interdire l’enseignement de la poésie de Ronsart (« discriminante
envers les seniors ») ou obliger les professeurs de mathématiques à
privilégier les exercices valorisant l’homosexualité »
(j’ajoutais : « on imagine une démonstration du théorème de
Pythagore conduite sur ces bases épistémologiques ») ce passage –
en lui-même parfaitement clair – devient aussitôt, sous la plume
savante de Luc Boltanski : pour Michéa, « la Halde serait coupable
de prôner la “valorisation de l’homosexualité” » (Boltanski
s’étant évidemment bien gardé de signaler aux lecteurs du Monde
tout ce que j’avais pu écrire, par ailleurs, sur Pasolini et sur
la lutte des homosexuels pour leurs droits).
Lorsque,
dans les Mystères de la gauche, j’écris que nous devons définir
« un nouveau langage commun susceptible d’être compris – et
accepté – aussi bien par des travailleurs salariés que par des
travailleurs indépendants, par des salariés de la fonction publique
que par des salariés du secteur privé, et par des travailleurs
indigènes que par des travailleurs immigrés », ce passage devient
aussitôt, sous la plume (d’ordinaire beaucoup mieux inspirée) de
Serge Halimi : pour Michéa, le pilier du nouveau bloc historique
doit donc être un individu « musclé, français et chef de famille
».
Lorsque,
dans le Complexe d’Orphée, j’écris que « ce n’est donc pas
tant par leur prétendue “nature” que les classes populaires sont
encore relativement protégées de l’égoïsme libéral. C’est
bien plutôt par le maintien d’un certain type de tissu social
capable de tenir quotidiennement à distance les formes les plus
envahissantes de l’individualisme possessif » (« tissu social »
dont j’ajoutai immédiatement que le développement de l’urbanisme
libéral était en passe de l’éroder, au risque d’engendrer
ainsi une « lumpenisation » d’une partie des classes populaires),
ce passage devient aussitôt, sous la plume avertie de Frédéric
Lordon : « Michéa s’interdit de voir que le peuple ne doit qu’à
des conditions sociales extérieures (et pas du tout à son “essence”
de “peuple”) de ne pas choir dans l’indecency » (et Lordon
s’empressait d’ajouter que, d’un point de vue moral, les
classes populaires ne valaient pas mieux que ceux qui les exploitent
– le peuple étant lui aussi, selon ses mots, « capable de tout »,
et d’abord de « casser du gay », de « ratonner » ou de « lever
le bras à Nuremberg »). Il est vrai que Frédéric Lordon a réussi
le tour de force de dénoncer la « faiblesse conceptuelle » de ma
théorie de la common decency tout en dissimulant constamment à ses
lecteurs (et cela, pendant onze pages !) ce qui en constituait
justement le pilier central, à savoir l’usage que je fais de
l’œuvre de Marcel Mauss et de ses héritiers (Serge Latouche,
Alain Caillé, Philippe Chanial, Paul Jorion, Jacques Godbout, etc.)
afin d’en déduire une interprétation moderne et socialiste (ce
que la Revue des livres – conformément à l’éthique éditoriale
si particulière de Jérôme Vidal – commente joyeusement en
affirmant que « Frédéric Lordon dissipe ici avec vigueur et humour
les malentendus qu’une lecture superficielle des écrits de Michéa
peut produire » !).
Je
ne te ferai évidemment pas l’injure, mon cher Philippe, de te
ranger, toi aussi, dans la même niche que ces nouveaux chiens de
garde et leurs dévoués cyber-trolls. Je connais trop bien ta
gentillesse naturelle et je sais aussi à quel point tu es fidèle en
amitié (à défaut d’être aussi constant dans tes engagements
politiques puisque, si ma mémoire est bonne, tu es déjà
successivement passé par le Parti socialiste, le Mouvement des
citoyens, les Verts, la Ligue communiste, le NPA et – pour
l’instant du moins – la Fédération anarchiste). Si donc je
retrouve dans ton texte la même propension à accumuler les bourdes
théoriques les plus invraisemblables et à décrire un auteur
fantasmatique dans lequel il m’est évidemment impossible de me
reconnaître, au moins suis-je sûr, venant de toi, qu’il ne peut
s’agir d’une quelconque opération commanditée, ni d’une
volonté délibérée de dissuader le lecteur d’aller contrôler
par lui-même la vérité effective de la chose (d’autant que les
lecteurs de Médiapart sont quand même infiniment moins moutonniers
que ceux du Monde ou de la Revue des livres). J’aurais donc plutôt
tendance, dans ton cas personnel, à incriminer les effets
secondaires du Publish or Perish (cette dure loi du monde
néo-mandarinal à laquelle, Dieu merci, nous autres enseignants du
primaire et du secondaire avons toujours pu échapper), ainsi que
cette tendance assurément touchante qui a toujours été la tienne à
vouloir que ton nom soit imprimé partout en lettres de feu. Double
contrainte à coup sûr épuisante et qui exige une productivité
d’écriture véritablement surhumaine. Car lorsqu’on se trouve
ainsi professionnellement obligé d’écrire à la chaîne et de
publier de façon industrielle, il arrive forcément un moment où
l’on n’a plus le temps de lire sérieusement les textes qu’on
est censé analyser. Reprenons donc les choses de façon plus calme
et, cette fois-ci, sans sacrifier au culte moderne du fast writing
(et du fast reading) de la nouvelle gauche mandarinale.
Le
premier reproche que tu m’adresses c’est donc d’être à la
fois « essentialiste » (je saisirais les « réalités
socio-historiques comme des “essences”, c’est-à-dire comme des
réalités homogènes et durables, plutôt que traversées par des
contradictions sociales et historiques ») et « manichéen » (ma
logique de pensée serait désespérément « binaire »). A ce
niveau de généralité et d’abstraction, j’avoue ne pas trop
savoir comment répondre à une telle accusation. D’autant que tu
n’avances – à l’appui de ton affirmation – aucun exemple
précis ni aucun argument. Disons quand même que je suis un peu
étonné d’apprendre que ma présentation de l’histoire du
socialisme et de la gauche (qui constitue l’axe politique principal
de tous mes livres) serait « binaire » alors que tout mon travail
consiste précisément à montrer qu’il est impossible de
comprendre la genèse réelle du socialisme – au XIXe siècle –
si on ne l’inscrit pas d’abord dans un jeu à trois (la droite
cléricale et monarchiste, la gauche libérale et républicaine et le
mouvement ouvrier socialiste – sachant que j’ai toujours précisé
que ce jeu triangulaire autorisait toutes les passerelles et toutes
les hybridations). Travail qui s’écarte, par conséquent, de
l’habituel affrontement binaire et intemporel entre une « droite »
et une « gauche » dont les essences respectives auraient été
fixées, une fois pour toutes, en 1789 (avec comme conséquence
inévitable l’idée historiquement absurde selon laquelle Marx et
Bakounine auraient toujours revendiqué leur appartenance
inconditionnelle à la « gauche ». J’en profite, au passage, pour
te rappeler que dans les Oeuvres Choisies de Marx et d’Engels –
publiées à Moscou en 1970 – le terme de « gauche » n’apparaît
même pas dans l’index final !). L’ennui, c’est que cette
seconde interprétation est justement celle que tu défends en
pratique. Si donc, sur ce point précis, quelqu’un se montre «
binaire » et « essentialiste », c’est bien plutôt Philippe
Corcuff que son humble serviteur.
Quant
à mon « essentialisme » supposé, j’avoue être plus perplexe
encore. J’ai, en effet, toujours pris soin de substituer au terme
d’essence du libéralisme (tu peux, par exemple, te reporter sur ce
sujet à mon entretien de 2008 avec les militants du MAUSS) celui de
logique libérale (voire de « logiciel » libéral). Choix qui
n’était évidemment pas innocent. Si, en effet, le concept
d’essence renvoie incontestablement à une approche «
platonicienne » – elle-même d’ailleurs souvent caricaturée –
celui de logique (ou de dynamique) n’a clairement de sens, en
revanche, que dans une perspective hégélienne et marxiste. Mais
c’est peut-être ici, après tout, que se situe la véritable
origine de tes erreurs de lecture. Car en m’efforçant ainsi de
saisir la logique du libéralisme, je n’ai évidemment jamais
prétendu décrire telle ou telle société libérale à un moment
donné de son histoire (ni, a fortiori, la pensée effective de tel
ou tel penseur libéral singulier). Même si j’ai dû, bien sûr,
accorder une attention particulière aux circonstances historiques
concrètes – et d’abord aux guerres de Religion – qui ont joué
un rôle décisif dans la naissance du paradigme moderne et de
l’axiomatique libérale (je te renvoie ici au dernier livre
d’Arlette Jouanna sur la « Naissance de l’imaginaire politique
de la royauté », qui confirme en tout point mes analyses). Je me
proposais seulement de décrire les tendances de fond du mouvement
historique (mouvement nécessairement contradictoire et complexe
puisqu’il articule dialectiquement un moment économique, un moment
juridico-politique et un moment culturel) qui caractérisent le
système libéral considéré dans sa cohérence ultime (encore
faut-il, naturellement, qu’on tienne la forme de civilisation
rendue possible par un tel système pour un « fait social total »
et non comme un simple assemblage de compartiments séparés). En
quoi je ne faisais évidemment que suivre la leçon de Marx (ce que
presque aucun de mes critiques universitaires n’a, d’ailleurs,
été capable de relever). Le Capital, en effet, n’analyse pas
telle ou telle société concrète de son temps (même s’il
emprunte la plupart de ses illustrations empiriques au capitalisme
anglais). Il analyse, en réalité, la dynamique pure de
l’accumulation du capital (cette « force révolutionnaire
permanente » – comme l’écrit David Harvey – qui définit «
la caractéristique fondamentale du système capitaliste »). Analyse
dont l’abstraction constitutive est redoublée par les effets de la
méthode dialectique, qui procède toujours, comme tu le sais, « de
l’abstrait au concret ». Chaque partie de l’ouvrage y est ainsi
consacrée à l’étude d’un moment déterminé de cette dynamique
du capital, abstraction faite, par conséquent, de ses relations
concrètes aux autres moments. Dans le livre I, par exemple, le
procès de production est analysé abstraction faite du problème de
la circulation et de la réalisation de la valeur. Dans le livre II,
c’est la structure inverse qui domine. Et le tout, sous l’hypothèse
méthodologique – éminemment « essentialiste » – d’une
société réduite à deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat.
Or c’est précisément cette structure volontairement abstraite du
Capital – et que Rosa Luxembourg a magistralement développée, en
1913, dans l’Accumulation du Capital (n’oublions pas que les
livres II et III ne sont, en effet, que des brouillons édités par
Engels) – qui explique, selon moi, l’incroyable actualité de cet
ouvrage. Car si, pour l’essentiel, Marx ne s’est pas trompé dans
sa « critique de l’économie politique » (je laisse ici de côté
sa vision du socialisme qui pose, en revanche, de tout autres
problèmes, dans la mesure où celui-ci est supposé trouver sa «
base matérielle » préalable dans la croissance illimitée du
capital), il s’ensuit que le capitalisme contemporain est
historiquement enclin à rejoindre, tôt ou tard, son propre concept
(mondialisation de la concurrence, concentration du capital,
révolution technologique permanente, généralisation du crédit et
de la mobilité des hommes, des marchandises et des capitaux, baisse
tendancielle du taux de profit et développement corrélatif du «
capital fictif », etc.). Autrement dit, à déployer progressivement
– dans des conditions politiques chaque fois déterminées par
l’état des luttes de classes – toutes les figures de son «
essence » contradictoire. Mais, sans doute, penses-tu que Marx était
lui-même un théoricien « essentialiste » – voire « manichéen
», puisqu’il ne travaille, dans le Capital, que sur un modèle
abstrait à deux classes – et qu’il ignorait donc superbement les
« contradictions sociales et historiques » des sociétés de son
temps (ce qui expliquerait, au passage, le peu d’usage réel que tu
fais du Capital dans tes différents travaux).
Après
quoi – et au terme d’un long détour par Max Weber destiné à
m’apprendre qu’il existe, dans l’histoire concrète, des «
conséquences non intentionnelles de l’action » (ce qui n’est
jamais, après tout, que le principe de base de mon interprétation
de la dynamique libérale !) –, tu te risques enfin à hasarder
quelques affirmations plus précises. A t’en croire, je défendrais
ainsi « depuis une dizaine d’années une thèse principale qui
tend à opposer deux types d’essences dans l’histoire occidentale
moderne. Les essences du Mal, constituées par les Lumières du
XVIIIe siècle, le libéralisme (…), l’individualisme et la
gauche, et les essences du Bien représentées par le socialisme
ouvrier originel et la common decency ». Common decency dont tu
crois bon de préciser qu’elle prend « souvent l’allure chez
Michéa d’une caractéristique intemporelle propre à la nature
humaine ». Une fois ce curieux théâtre conceptuel mis en place
(théâtre conceptuel qui conviendrait assurément mieux aux envolées
métaphysiques d’un Bernard-Henri Levy ou d’un André
Glucksmann), tu n’as alors évidemment aucun mal à en déduire
l’unique conclusion souhaitable. Selon Michéa, tout le drame de
l’histoire contemporaine procéderait, en somme, de ce que les «
essences du Bien auraient été perverties par les essences du Mal ».
De là, bien sûr, ta « réfutation » triomphale, propre à
déchaîner le plus vif enthousiasme chez tout lecteur du Monde ou de
Libération (ou des sites correspondants du Web). Comment Michéa –
sauf à être un fieffé réactionnaire – peut-il ainsi méconnaître
les merveilleuses vertus de l’idée d’émancipation individuelle
portée par la modernité, puisqu’il est censé voir dans celle-ci
l’origine même des quatre « essences du Mal » ? Et, plus encore,
comment peut-il « se tromper sur l’analyse historique » au point
d’ignorer que « nombre de penseurs des débuts du mouvement
socialiste » puisaient une partie de leur inspiration dans la
Philosophie des Lumières et la Révolution française ?
J’imagine
ici que tous ceux qui ont lu, même superficiellement, n’importe
lequel de mes livres sont déjà tombés de leur chaise ! Peux-tu, en
effet, me citer un seul texte dans lequel il me soit arrivé, un
jour, de parler de cette grandiose théomachie entre les « essences
du Bien » et les « essences du Mal » ? Si tel était le cas, tu
pourrais effectivement me ranger à bon droit parmi ces «
essentialistes » et ces « manichéens » qui peuplent ton zoo
métaphysique personnel. Le problème – et tu es forcément le
mieux placé pour le savoir – c’est que c’est toi, et toi seul,
qui a délibérément inventé toutes ces catégories surréalistes
et qui a aussitôt jugé médiatiquement rentable d’en faire le
fond réel de ma pensée, quitte à manipuler, pour ce faire, tous
les lecteurs de Mediapart. Or je pouvais d’autant moins recourir à
une telle « conceptualisation » qu’une partie essentielle de mes
analyses de la common decency a précisément pour objectif de lui
assigner une origine anthropologique concrète (je vais y revenir
dans un instant) et de la distinguer ainsi de ce que j’appelle
précisément les Idéologies du Bien. Autrement dit, de tous ces «
catéchismes dont les commandements aliénants n’ont de sens qu’à
l’intérieur d’une métaphysique donnée – qu’elle soit
d’origine religieuse, politique ou autre » (c’est, au passage,
ce qui m’a toujours permis de distinguer la véritable décence
commune – ou populaire – de toutes ses contrefaçons idéologiques
et moralisatrices). A tel point que, dans l’Empire du moindre mal,
j’écrivais même que toute idéologie du Bien étant, par
définition, une « construction idéologique éminemment oppressive,
on pourra reconnaître, sans difficulté, une valeur réelle au
principe libéral du “primat du juste sur le Bien” » (et
j’ajoutais logiquement que c’était justement cette idée
philosophique qui légitimait l’appel adressé par George Orwell au
mouvement socialiste de son époque à négocier un compromis
défensif avec les libéraux chaque fois qu’un pouvoir totalitaire
– à l’image de celui des Nazis – menaçait réellement les
libertés les plus élémentaires). Preuve, si besoin était, que je
n’ai jamais pu voir dans le libéralisme l’incarnation même
d’une quelconque « essence du Mal », même s’il est
effectivement devenu aujourd’hui l’ennemi principal des peuples
et le moteur premier de cette « mondialisation » qui détruit la
nature et l’humanité. Jusqu’à preuve du contraire, cette «
essence du Mal » n’existe, par conséquent, que dans tes fantasmes
privés.
Je
vais donc essayer, aussi brièvement que possible, de rétablir la
vérité – ne serait-ce que par respect pour tes lecteurs – en me
concentrant sur les seuls points essentiels à notre débat, lesquels
se trouvent logiquement être aussi ceux que tu présentes à ces
lecteurs de la manière la plus fantaisiste. Je laisserai, par
conséquent, de côté toutes tes autres affirmations (bien que
j’aie, par exemple, toujours autant de mal à prendre au sérieux
ton idée selon laquelle le monde de Steve Jobs, de Bill Gates ou de
Pierre Bergé ne pourrait trouver les conditions culturelles de son
développement optimal que dans une société « conservatrice »,
nationaliste, homophobe, raciste, religieuse et patriarcale).
Considérons
d’abord la conclusion à laquelle j’estimais être parvenu, au
terme des Mystères de la gauche (puisque c’est officiellement le
livre dont tu prétends rendre compte). Le projet socialiste –
écrivais-je ainsi – est donc né « sous un double signe
philosophique. D’un côté, il apparaît incontestablement comme
l’un des héritiers les plus légitimes de la philosophie des
Lumières et de la Révolution française – dans la mesure où il
en reprend clairement à son compte le souci égalitaire et l’idée
qu’un projet d’émancipation véritable n’a de sens que s’il
s’inscrit sous des fins universelles (…). Mais, de l’autre, il
représente également la critique la plus radicale et la plus
cohérente qui ait jamais été proposée du ce nouveau monde libéral
et industriel dont les principes constitutifs se fondent, par une
curieuse ironie de l’histoire, sur le même héritage philosophique
» (et je rappelais ici qu’Adam Smith était, avec David Hume, «
le plus célèbre représentant de la philosophie écossaise des
Lumières »). C’est pourquoi j’invitais logiquement le lecteur à
« reprendre le problème sur des bases plus dialectiques,
c’est-à-dire à accepter enfin d’avoir à penser avec les
Lumières contre les Lumières » (formule dont tu sais pertinemment
que je l’ai reprise à ce bon vieux « réactionnaire » d’Adorno).
Comme tout lecteur peut ainsi le vérifier par lui-même, ma « thèse
principale » se situe donc à des années lumières de celle que tu
m’as si généreusement prêtée (même si, encore une fois, je ne
pense pas qu’il s’agisse de ta part d’une volonté délibérée
– comme chez Boltanski ou Lordon – de dresser un cordon sanitaire
préventif entre le lecteur de gauche et l’ensemble de mes livres,
mais bien plutôt d’un effet logique de ta méthode de lecture «
en diagonale », méthode, à coup sûr, inévitable dès lors qu’on
aspire, comme toi, à devenir l’auteur le plus prolixe du Web).
Quant
aux critiques que les premiers socialistes – à l’image d’un
Pierre Leroux ou d’un Victor Considérant – adressaient à
l’universalisme abstrait de la philosophie des Lumières (ce «
règne idéalisé de la bourgeoisie », selon la formule d’Engels),
elles se fondaient d’abord sur l’idée que l’homme n’est pas
un individu « indépendant par nature », ni guidé par son seul «
intérêt bien compris » ou son seul « amour-propre » (cette «
anthropologie noire » fondée par Hobbes, Adam Smith et même
Rousseau, que Marx moque sous le nom de « robinsonnades »). Et
qu’en conséquence, le projet d’émancipation individuelle portée
par la philosophie des Lumières ne pouvait recevoir de sens concret
et véritablement humain que si on le reprenait dans l’horizon
d’une vie réellement collective – le libre développement des
uns ne trouvant sa condition de possibilité effective que dans celui
des autres (« il n’y a pas de vrai bonheur dans l’égoïsme »
aimait ainsi à dire George Sand). Aux yeux des premiers socialistes,
une société organisée par la seule logique de l’individualisme
calculateur (ou « rationnel ») ne pouvait conduire, en effet, qu’à
dissoudre progressivement toute forme de vie commune (ce que Pierre
Leroux appelait la « désassociation » du genre humain et Engels
l’« atomisation du monde ») et, avec elle, toute notion
traditionnelle d’entraide – voir Kropotkine – ou de solidarité
effective (la « société » se trouvant alors réduite – selon le
vœu de Margaret Thatcher – à un ensemble toujours renouvelé de
micro-contrats privés entre des individus dont chacun ne
chercherait, par hypothèse, qu’à « maximiser son utilité »).
De là, bien sûr, le nom même de « socialisme » – ou de «
communisme » – que les premières associations ouvrières
opposaient fièrement à l’individualisme possessif et narcissique
des libéraux, c’est-à-dire à cette « exagération
charlatanesque de la liberté bourgeoise jusqu’à l’indépendance
absolue de l’individu » (Engels). Et, au passage, on comprend
alors pourquoi ce moment anti-individualiste de la critique
socialiste a toujours pu rencontrer un écho favorable dans la droite
religieuse, conservatrice et réactionnaire, traditionnellement
attachée, par définition, à l’idée de communauté (sous la
seule condition, bien entendu, que cette communauté demeure
hiérarchique et ne porte donc pas atteinte aux privilèges de caste
ou de classe). Suffisamment, en tout cas, pour rendre aujourd’hui
plausible aux yeux de beaucoup de militants de gauche l’idée que
toute critique radicale de la modernité capitaliste – et en
premier lieu celle portée par le mouvement de la « décroissance »
– serait en réalité d’essence « conservatrice » (n’est-ce
pas ainsi être « passéiste » que de vouloir défendre
l’agriculture paysanne contre les « progrès » industriels rendus
possibles par Monsanto ?). C’est là ce qu’on pourrait appeler,
en somme, la « stratégie Barroso » (la critique du libre-échange
comme fantasme « xénophobe et réactionnaire »), stratégie qui
est devenue – tu peux difficilement l’ignorer – le moyen
privilégié pour la gauche libérale contemporaine de discréditer a
priori toute critique un peu sérieuse de l’ordre capitaliste et
de sa société du spectacle.
C’est
donc bien, avant tout, dans le but d’assurer enfin un fondement
théorique plus solide à ce sens intuitif de l’être-ensemble (ou
de l’« association ») qui soutenait toutes les critiques du
socialisme originel que j’ai entrepris – il y a bientôt vingt
ans – de m’appuyer sur l’œuvre sociologique de Marcel Mauss
(dont on oublie trop souvent qu’il était lui-même socialiste) et
sur son idée matricielle selon laquelle la triple obligation de
donner, recevoir et rendre constitue effectivement la « trame ultime
du lien social ». Structurellement antérieure, de ce point de vue,
aux constructions plus tardives du contrat juridique, de l’échange
marchand et de l’Etat (dans ton texte, tu cites correctement cette
formule – « trame ultime du lien social » – mais sans même
t’apercevoir qu’elle ne correspond pas du tout à ma définition
de la common decency – comme tu l’annonces tranquillement à tes
lecteurs – mais uniquement à celle de son fondement
anthropologique, c’est-à-dire de ce que Mauss appelait la «
logique du don ». Il est vrai que tu ne dis pas un seul mot de cette
dernière !). Bien entendu, dans le Complexe d’Orphée, je ne
manquais pas de préciser que si cette triple obligation «
transcendantale » constituait effectivement le véritable « socle
anthropologique de toutes les constructions éthiques ultérieures »,
elle était cependant incapable de spécifier, en tant que telle, «
aucun contenu empirique particulier – sous la seule réserve, bien
sûr, que ce contenu soit compatible avec les formes mêmes de cette
triple obligation, ce qui exclut déjà tous les types de conduite
fondés sur le seul égoïsme, tels que la cupidité, l’ingratitude,
la lâcheté ou la félonie » (je te renvoie ici aux récents
travaux de Kwame Appiah sur l’universalité de la logique de
l’honneur). C’est pourquoi j’ai également toujours pris soin
de rappeler que la logique du don pouvait connaître, dans
l’histoire, aussi bien des formes agonistiques (le potlatch, la
vendetta, etc.) que productrices d’alliance et de coopération,
égalitaires qu’inégalitaires, étouffantes (par exemple,
l’emprise psychologique de la mère possessive et castratrice) que
libératrices (par exemple l’amitié). Et qu’en conséquence, les
manières quotidiennes de donner, recevoir et rendre propres à une
société socialiste (ne serait-ce qu’à l’intérieur d’une
coopérative autogérée ou dans le cadre de l’autonomie locale)
devraient impérativement se dérouler sous le signe politique
privilégié de l’égalité et de l’autonomie individuelle (ce
qui implique très probablement – comme Proudhon l’avait
pressenti – le maintien de la petite propriété privée et d’un
secteur marchand aux pouvoirs bien définis et contrôlés par la
collectivité). On pourra, par exemple, trouver chez John Dewey –
un auteur familier à tous les anarchistes – une série d’analyses
tout à fait remarquables sur la façon dont l’autonomie réelle
des individus – loin de s’opposer de manière absolue au sens de
la communauté et de l’appartenance (comme dans le modèle libéral
et ses variantes parisiennes prétendument « libertaires ») –
trouve au contraire en lui sa condition de possibilité la plus
fondamentale.
Quant
à la common decency (que je définissais comme la « réappropriation
moderne de l’esprit du don, sous la forme de règles intériorisées
par la “conscience morale” individuelle »), j’ai également
toujours souligné que, dans le sens où l’entendait George Orwell,
elle empruntait clairement une partie décisive de ses principes
concrets, « consciemment ou non, à d’autres sources historiques
et culturelles que le seul esprit du don – qu’il s’agisse ainsi
de la mémoire collective des luttes populaires antérieures (comme,
par exemple, celles des républicains de 1793 et des niveleurs
anglais) ou de l’écho indirect d’un certain nombre de débats
philosophiques et religieux » (Orwell mentionne d’ailleurs
lui-même le rôle essentiel de l’égalitarisme chrétien dans la
formation de la version occidentale de la common decency – tout
comme Simon Leys, le meilleur commentateur d’Orwell – soulignait
celui du confucianisme dans celle de sa version asiatique).
Devant
des textes aussi clairs – et que j’aurais pu multiplier à
l’infini – je ne parviens donc toujours pas à comprendre comment
tu peux t’obstiner à faire courir le bruit partout (car tu es un
professionnel du Web) que la common decency représenterait pour moi
« une caractéristique intemporelle propre à la nature humaine ».
Or dès lors qu’on élimine à la fois l’hypothèse de la
falsification délibérée et celle de ton manque de sérieux
intellectuel (tu es, quand même, après tout, maître de conférence
à l’université de Lyon !) il ne reste plus qu’une seule
explication plausible à cette volonté qui est constamment la tienne
de délégitimer à tout prix l’idée même de common decency.
C’est qu’en tant que sociologue formé à l’école de Saint
Bourdieu (tout comme Boltanski et Lordon), il t’est forcément très
difficile de reconnaître la place que devrait tenir la dimension
morale dans toute critique radicale du capitalisme. Ce qui te conduit
curieusement à retrouver – certes, sous une forme beaucoup plus «
libertaire » – tous ces vieux réflexes léninistes que ton
passage par la Ligue et le NPA n’a certainement pas dû améliorer.
Pour Lénine en effet – on le voit bien, par exemple, dans sa
polémique fondatrice avec Nikolaï Mikhaïlovski et les populistes
russes (ces derniers refusant avec raison d’opposer mécaniquement
les analyses du Capital et la critique morale du libéralisme) – «
Werner Sombart avait raison de dire que, d’un bout à l’autre, le
marxisme ne contient pas un grain d’éthique » (Cf. Le contenu
économique du populisme, 1895). Or, à l’opposé de cette lecture
strictement déterministe du marxisme (que l’ouvrage de Paul
Blackedge – Marxism and Ethics – vient de réfuter de manière, à
mon avis, définitive) et donc de toute prétention à édifier un
socialisme purement « scientifique » (prétention qui fait
évidemment la part trop belle à tous ces « experts » qui estiment
que le peuple est structurellement incapable de penser et d’agir
hors de leur tutelle éclairée) – je persiste à croire que le
point de départ réel de la prise de conscience par les gens
ordinaires des effets déshumanisants (et dévastateurs pour la
nature) du système capitaliste est presque toujours une indignation,
c’est-à-dire une révolte morale. Même si, ensuite, il est clair
que seule une théorie critique radicale – dont l’élaboration ne
saurait, de toute façon, être le monopole des intellectuels de
métier – est à même de prendre entièrement en charge, et de
conduire politiquement à son terme, cette indignation première. Et
pas seulement le point de départ. C’est bien, en effet, le ferme
maintien de cette capacité morale de s’indigner et de se révolter
– devant le fait évident, comme l’écrivait Orwell, qu’il y a
« des choses qui ne se font pas » – qui, seul, apparaît en
mesure d’immuniser durablement un mouvement révolutionnaire contre
la croyance faussement « réaliste » selon laquelle « la fin
justifierait les moyens ». Et, par conséquent, contre ce que
Bakounine dénonçait déjà comme le risque d’un « gouvernement
des savants » – dont il croyait percevoir les prémisses dans le «
socialisme scientifique » de Marx. Ou l’anarchiste polonais Jan
Makhaïski, à la fin du XIXe siècle, comme celui d’un «
socialisme des intellectuels », porté par les nouvelles classes
moyennes. Telle est bien, en dernière instance, la fonction
politique première du concept de common decency (qui ne saurait donc
être entièrement compris sans les leçons qu’Orwell avait su
tirer de son expérience du stalinisme – notamment lors de la
guerre civile espagnole). Et si notre pauvre Frédéric Lordon nous
avoue être personnellement incapable de comprendre ce que pourrait
bien signifier concrètement l’invitation « moralisatrice » à se
comporter de façon décente dans tous les domaines de la vie
quotidienne (ne serait-ce que sur le plan intellectuel), cela nous en
apprend certainement beaucoup plus sur lui que sur la triste réalité
qui est devenue aujourd’hui la nôtre (« le voleur croit que tout
le monde vole », dit ainsi un proverbe chinois).
Il
me reste, pour terminer cette lettre déjà trop longue, à préciser
un point qui, je crois, pourrait offrir à nos lecteurs la clé
ultime de toute cette affaire. Tu as tenu, en effet, à placer ta «
critique » de mes idées sous le signe privilégié de la
distinction opérée par Max Weber entre l’« éthique de
conviction » (ou encore l’« éthique absolue ») et l’«
éthique de responsabilité ». Aux yeux du sociologue allemand, la
première serait celle qui commande aux hommes (c’est toi-même qui
a choisi cet exemple) « un devoir inconditionnel de vérité ».
Alors que la seconde nous inviterait, au contraire, à privilégier
systématiquement les conséquences réelles de nos principes moraux.
« Ce qui sépare ces deux éthiques – écris-tu ainsi à juste
titre – c’est donc l’attention ou pas aux effets de ce qui est
dit et fait. » Je t’avouerais, mon cher Philippe, que cette
distinction qui te semble si évidente m’a toujours parue
extrêmement ambiguë. Soit, en effet, elle vise simplement à nous
mettre en garde contre toute éthique indifférente à l’humanité
réelle (« Fiat justicia, pereat mundus »). Mais cela signifie
alors que cette prétendue « éthique absolue » n’est que l’autre
nom de ce que j’ai appelé une idéologie du Bien – idéologie au
nom de laquelle, en général, on remplit les camps et les cimetières
(une véritable éthique – on le sait depuis Aristote – est en
effet toujours attentive au concret et n’ignore donc pas les « cas
de conscience » et les « tempêtes sous un crâne ». Je te renvoie
ici, entre autres, aux travaux d’Alasdair MacIntyre). Soit, au
contraire, cette distinction constitue un appel à renoncer à nos
principes fondamentaux (ou, au minimum, à transiger avec eux) chaque
fois que les circonstances historiques sont supposées l’exiger. Il
se trouve que la seule question qui importe à tes yeux – en bon
disciple de Max Weber – c’est de découvrir enfin le meilleur
moyen de « combiner » les deux. Or, pour te le dire franchement, il
me semble que tu t’aventures ici sur un terrain particulièrement
glissant (surtout pour quelqu’un qui se veut désormais «
anarchiste »). Certes, tu prends bien soin de préciser qu’il
n’est pas « nécessairement » question « d’abandonner la visée
de vérité » (encore heureux !). Il s’agirait plutôt d’apprendre
– dans le cadre de ce que tu appelles significativement tes «
Lumières tamisées » – à mettre cette visée « en rapport avec
une éthique de la responsabilité se souciant des conséquences sur
le monde des paris de vérité que nous pouvons formuler les uns et
les autres ». Ou – comme tu l’écris de façon encore plus
claire – en nous interrogeant d’abord sur le « “comment le
dire” (sic), en fonction du contexte et de ses effets prévisibles
». Le problème, avec ce genre de « dialectique », c’est qu’on
sait toujours très bien où elle commence mais jamais vraiment où
elle s’arrête. Et qu’elle invite un peu trop facilement ses
subtils partisans – au nom du « contexte » et des « conséquences
» – à prendre d’inquiétantes libertés avec la notion même de
vérité. Imaginons – simple exemple pris au hasard – que dans le
« contexte » actuel, les idées d’un certain Michéa, si fondées
soient-elles, aient des « conséquences prévisibles »
particulièrement néfastes pour la bourgeoisie de gauche. Quelle
devrait alors être, sur un tel sujet, le « pari de vérité » d’un
critique corcuffien ? Chacun reconnaîtra, bien sûr, dans cet
exemple tout à fait imaginaire, une version rajeunie du vieux schéma
idéologique qui a conduit, tout au long du siècle écoulé, la
plupart des intellectuels de gauche (mais ni un Orwell ni un Camus –
d’où l’animosité discrète qu’ils continuent de susciter) à
vouloir éviter par tous les moyens – par exemple en dissimulant «
provisoirement » l’existence des crimes de Staline – de «
désespérer Billancourt » (sous le règne de François Hollande et
de Pascal Lamy, sans doute vaudrait-il mieux dire « pour ne pas
désespérer le Marais, la place des Vosges et le Luberon »). C’est
la raison pour laquelle je me garderai bien de te suivre sur ce
chemin. Car s’il y a une chose, en effet, dont je sois absolument
certain – à la lumière de toute l’expérience révolutionnaire
du XXe siècle – c’est que, comme l’écrivait Antonio Gramsci,
seule la vérité est révolutionnaire. Et qu’il faut donc toujours
être prêt à la dire telle qu’elle est, quel que soit le contexte
et quelles qu’en soient les conséquences. Même si – en agissant
de la sorte – on risque évidemment toujours de faire «
objectivement » le jeu de l’ennemi (surtout quand la logique de
l’affrontement n’est pas « binaire » et qu’il existe, par
conséquent, des « ennemis de nos ennemis ») ou même d’en
recevoir les chaleureuses félicitations (n’est-ce pas, après
tout, la CIA elle-même qui avait financé la première adaptation
cinématographique d’Animal Farm ?). Et même à supposer qu’il
puisse exister, un jour, des circonstances où l’on devrait cacher
la vérité au peuple « dans son propre intérêt » (ou afin, comme
on dit plus sobrement, de ne pas donner « des armes à la droite »),
il reste – et cela, tu ne peux pas l’ignorer – que la vérité
finit toujours, tôt ou tard, par sortir de l’armoire et apparaître
aux yeux de tous. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’à la fin
de l’histoire, ce soient malheureusement toujours les mêmes –
autrement dit, les classes populaires – qui se retrouvent à devoir
payer l’addition laissée par les doctes défenseurs d’une
éthique « responsable ».
Comme
je te l’ai dit en commençant, mon cher Philippe, je reste
absolument convaincu qu’il n’y a en toi aucune trace de
malhonnêteté intellectuelle, ni même d’un véritable désir
d’augmenter à tout prix ton « capital symbolique » personnel. De
toute évidence, tu n’es ni un Boltanski ni un Lordon. Et j’ai
bien compris que, dans toute cette ennuyeuse histoire, tu ne
cherchais d’abord qu’à purger notre pauvre monde de tous ses
démons « manichéens » et « essentialistes ». Mais le résultat,
hélas, est exactement le même. Car le fait est que, toi aussi, tu
as bel et bien fini par imposer à tes lecteurs une image entièrement
déformée de mes livres et de mes positions. Puisse donc la lecture
des Essais de George Orwell (je parle, naturellement, d’une lecture
sérieuse, et non « en diagonale » !) te permettre enfin d’accéder
à une conception plus révolutionnaire – et, à coup sûr, plus
décente– de la vérité. C’est tout le mal que je te souhaite.
Amicalement,
Jean-Claude
Michéa
Salut Messaoud
RépondreSupprimerje te propose ceci. Ce P-Y Rougeyron me semble costaud. Dans la 3ème vidéo, il est question de gaz de schiste. Naïvement, je me demande si un cercle comme celui d’Aristote ne serait pas utile en Algérie, cela pourrait aider à sortir du patriotisme des tripards comme il les appelle à raison
http://www.agoravox.tv/actualites/international/article/entretien-avec-pierre-yves-45508
Salut ZO,
RépondreSupprimerIl est fort, en effet, le jeune homme. Un cercle Aristote chez nous ? Ce serait assurément une excellente chose, à deux conditions près : 1) trouver des patriotes véritables, des gens qui portent un amour désintéressé à leur pays (c'est bien le pire malheur de l'Algérie de n'avoir eu pour maîtres que des gens qui ne l'aiment pas ou qui prétendent qu'ils sont les seuls à l'aimer et que sans eux, elle disparaîtrait, comme le croient les siloviki) ; 2) trouver des intellectuels authentiques au milieu du grouillement de parvenus pleins de vide (depuis 40 ans qu'elle existe, qu'a produit l'université et qu'ont produit les soi-disant "universitaires" algériens ? Rien, à la notable exception -selon moi- du vrai sociologue qu'est Nadir Marouf -mais lui n'est pas un produit de l'université algérienne !).
Rougeyron habite un deux-pièces où il n'y a que des livres. Chez nous, des "universitaires" pratiquaient l'élevage industriel de poulets pour pouvoir faire comme tout le monde : construire sa maison (en général, une bâtisse gigantesque, un concentré de laideur). Et les universitaires femmes font autant d'enfants que les paysannes analphabètes, au grand dam des démographes. La culture scientifique et rationaliste a le même effet sur nous que l'eau sur les plumes du canard : elle glisse dessus sans le mouiller (la persévérance de l'Algérien dans son être a été un objet de stupeur et de réflexion chez tous ceux qui l'ont approché).
J.C. Michéa a enseigné toute sa vie au lycée de Montpellier; il a enseigné la philosophie à des élèves de la filière professionnelle parce qu'il les jugeait tout aussi dignes que ceux des filières générales de recevoir cet enseignement. Ce qui ne l'a pas empêché de produire une vingtaine d'ouvrages d'une profondeur qui ferait pâlir de jalousie bien des professeurs d'université français. Quels Algériens auraient accepté cela ? Ils se comptent sur les doigts de la main ceux qui ont refusé de s'installer dans la sinécure d'enseignant-chercheur à l'université pour rejoindre l'enseignement secondaire. (Un ami russe me disait que pour les études en cinématographie, tous les Algériens optaient pour la réalisation; personne ne choisissait l'option éclairagiste ou sonoriste ni même directeur de la photo. Non, tout le monde voulait être metteur en scène ! Le nec plus ultra, quoi.) Du reste, la sagesse populaire avait épinglé cette propension que nous avons d'avoir la tête près de la chéchia : "Ana mir wa enta mir wa chkoune yessoug el hmir".
Harbi a raison : nous sommes une société de parvenus. Et le parvenu, "ça ose tout; c'est même à ça qu'on le reconnaît", pour paraphraser M. Audiard.
Cher ami, je suis convaincu que le pays ne s'en sortira pas sans une profonde réforme morale, je veux dire une critique sociale radicale, de celles qui ne craindraient pas de regarder le pays bien en face et de lui dire : " Voilà ce que tu es".
Bien à toi.
Exact, cher ami. Non content d'être une créature aquatique, l'Algérien s'enduit plusieurs fois par jour de graisse de crainte que la tête ne le rattrape. Désespérant. J'abdique.
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