Les Cribleuses de blé, par Gustave Courbet |
Avant-propos du bloggeur :
Les dernières élections européennes ayant donné les résultats que l'on sait (majorité de suffrages en faveur des partis hostiles à l'Union européenne en France, au Royaume uni, au Danemark et en Grèce), le concert des Cassandre et des pleureuses hypocrites n'en finit pas de retentir dans les cieux sur le même mode : "triomphe de l'extrême droite ! Danger !" On notera, en passant, que rares sont ceux qui remarquent qu'en Grèce, c'est le rassemblement populaire dit "Syriza" qui arrive largement en tête, enterrant le Pasok (sociaux-traîtres) et la droite.
L'occasion, donc, de revenir sur les notions de « droite » et de
« gauche » à travers cette entrevue éclairante et
percutante de Jean-Claude Michéa.
Si j'avais quelque chose à ajouter à cette analyse (à laquelle je souscris), ce serait de larguer la notion de "socialisme" (cf, sur ce blog mon article "Prolégomènes à toute stratégie..."), très lourdement lestée de connotations contradictoires.
Si j'avais quelque chose à ajouter à cette analyse (à laquelle je souscris), ce serait de larguer la notion de "socialisme" (cf, sur ce blog mon article "Prolégomènes à toute stratégie..."), très lourdement lestée de connotations contradictoires.
Jean-Claude Michéa: "Pourquoi j'ai rompu avec la gauche"
Mardi
12 Mars 2013
PROPOS
RECUEILLIS PAR AUDE LANCELIN
Toujours imprégné de libéralisme mitterrandien, le socialisme à la Hollande ne convainc pas le philosophe Jean-Claude Michéa. A l'occasion de son nouveau livre, "les Mystères de la gauche", il s'en explique en exclusivité pour "Marianne".
Au
moins depuis la parution d'Impasse Adam Smith en 2002, un livre de
Jean-Claude Michéa est toujours attendu. Avec jubilation. Ou avec
un fusil, c'est selon. D'abord parce que la parole de ce philosophe,
nourri à la pensée de George Orwell, de Guy Debord et du meilleur
Marx, est extrêmement rare dans les médias. Ensuite parce qu'il
appartient à cette espèce politiquement ambidextre, hélas si peu
représentée et si mal comprise, capable de se montrer aussi cruel
à l'égard d'une gauche libérale qui s'autocaricature en
valorisant toutes les prétendues transgressions morales et
culturelles, qu'il sait se montrer lucide à l'égard de
l'incroyable cynisme des dirigeants de la droite actuelle (Sarkozy
et Copé en tête), lorsqu'ils se posent en défenseurs des «petites
gens», que vient en fait piétiner tout leur programme économique,
voué à l'expansion illimitée des intérêts du CAC
40.
Disons-le d'emblée : les Mystères de la gauche
(Climats) est le livre que l'on espérait depuis plusieurs années
de la part de Michéa. Sur plusieurs points capitaux, celui-ci
s'explique en effet. Notamment sur son refus définitif de se
réclamer de «la gauche», pour penser le front de libération
populaire qu'il appelle de ses vœux. «La gauche», un
signifiant-maître trop longtemps prostitué, et qu'il juge
désormais «inutilement diviseur, dès lors qu'il s'agit de rallier
les classes populaires». Aussi parce que le philosophe répond au
passage aux procès en droitisation qui lui sont régulièrement
faits. Ainsi cet anticapitaliste conservateur admet-il ici que
l'attachement aux «valeurs traditionnelles» peut produire des
dérives inquiétantes, et que, «sur ce point, les mises en garde
permanentes de la gauche conservent tout leur sens». Un grand
millésime donc, pour l'orwellien de Montpellier. Percutant, souvent
hilarant dans sa façon de moquer l'autocélébration de la gauche
en «parti de demain» (Zola), Michéa dérange, éclaire, emporte
presque toujours la conviction.
Marianne
: Vous estimez urgent d'abandonner le nom de «gauche», de changer
de signifiant pour désigner les forces politiques qui prendraient à
nouveau en compte les intérêts de la classe ouvrière... Un nom ne
peut-il pourtant ressusciter par-delà ses blessures historiques, ses
échecs, ses encombrements passés ? Le problème est d'ailleurs
exactement le même pour le mot «socialisme», qui après avoir
qualifié l'entraide ouvrière chez un Pierre Leroux s'est mis, tout
à fait a contrario, à désigner dans les années 80 les
turlupinades d'un Jack Lang. Ne pourrait-on voir dans ce désir
d'abolir un nom de l'histoire comme un écho déplaisant de cet
esprit de la table rase que vous dénoncez sans relâche par ailleurs
?
Jean-Claude
Michéa : Si
j'en suis venu - à la suite, entre autres, de Cornelius Castoriadis
et de Christopher Lasch - à remettre en question le fonctionnement,
devenu aujourd'hui mystificateur, du vieux clivage gauche-droite,
c'est simplement dans la mesure où le compromis historique forgé,
au lendemain de l'affaire Dreyfus, entre le mouvement ouvrier
socialiste et la gauche libérale et républicaine (ce «parti du
mouvement» dont le parti radical et la franc-maçonnerie
voltairienne constituaient, à l'époque, l'aile marchante) me semble
désormais avoir épuisé toutes ses vertus positives. A l'origine,
en effet, il s'agissait seulement de nouer une alliance défensive
contre cet ennemi commun qu'incarnait alors la toute-puissante
«réaction». Autrement dit, un ensemble hétéroclite de forces
essentiellement précapitalistes qui espéraient encore pouvoir
restaurer tout ou partie de l'Ancien Régime et, notamment, la
domination sans partage de l'Eglise catholique sur les institutions
et les âmes. Or cette droite réactionnaire, cléricale et
monarchiste a été définitivement balayée en 1945 et ses derniers
vestiges en Mai 68 (ce qu'on appelle de nos jours la «droite» ne
désigne généralement plus, en effet, que les partisans du
libéralisme économique de Friedrich Hayek et de Milton Friedman).
Privé de son ennemi constitutif et des cibles précises qu'il
incarnait (comme, la famille patriarcale ou l'«alliance du trône et
de l'autel») le «parti du mouvement» se trouvait dès lors
condamné, s'il voulait conserver son identité initiale, à
prolonger indéfiniment son travail de «modernisation» intégrale
du monde d'avant (ce qui explique que, de nos jours, «être de
gauche» ne signifie plus que la seule aptitude à devancer fièrement
tous les mouvements qui travaillent la société capitaliste moderne,
qu'ils soient ou non conformes à l'intérêt du peuple, ou même au
simple bon sens). Or, si les premiers socialistes partageaient bien
avec cette gauche libérale et républicaine le refus de toutes les
institutions oppressives et inégalitaires de l'Ancien Régime, ils
n'entendaient nullement abolir l'ensemble des solidarités populaires
traditionnelles ni donc s'attaquer aux fondements mêmes du «lien
social» (car c'est bien ce qui doit inéluctablement arriver
lorsqu'on prétend fonder une «société» moderne - dans
l'ignorance de toutes les données de l'anthropologie et de la
psychologie - sur la seule base de l'accord privé entre des
individus supposés «indépendants par nature»). La critique
socialiste des effets atomisants et humainement destructeurs de la
croyance libérale selon laquelle le marché et le droit ab-strait
pourraient constituer, selon les mots de Jean-Baptiste Say, un
«ciment social» suffisant (Engels écrivait, dès 1843, que la
conséquence ultime de cette logique serait, un jour, de «dissoudre
la famille») devenait dès lors clairement incompatible avec ce
culte du «mouvement» comme fin en soi, dont Eduard Bernstein avait
formulé le principe dès la fin du XIXe siècle en proclamant que
«le but final n'est rien» et que «le mouvement est tout». Pour
liquider cette alliance désormais privée d'objet avec les partisans
du socialisme et récupérer ainsi son indépendance originelle, il
ne manquait donc plus à la «nouvelle» gauche que d'imposer
médiatiquement l'idée que toute critique de l'économie de marché
ou de l'idéologie des droits de l'homme (ce «pompeux catalogue des
droits de l'homme» que Marx opposait, dans le Capital, à l'idée
d'une modeste «Magna Carta» susceptible de protéger réellement
les seules libertés individuelles et collectives fondamentales)
devait nécessairement conduire au «goulag» et au «totalitarisme».
Mission accomplie dès la fin des années 70 par cette «nouvelle
philosophie» devenue, à présent, la théologie officielle de la
société du spectacle. Dans ces conditions, je persiste à penser
qu'il est devenu aujourd'hui politiquement inefficace, voire
dangereux, de continuer à placer un programme de sortie progressive
du capitalisme sous le signe exclusif d'un mouvement idéologique
dont la mission émancipatrice a pris fin, pour l'essentiel, le jour
où la droite réactionnaire, monarchiste et cléricale a
définitivement disparu du paysage politique. Le socialisme est, par
définition, incompatible avec l'exploitation capitaliste. La gauche,
hélas, non. Et si tant de travailleurs - indépendants ou salariés
- votent désormais à droite, ou surtout ne votent plus, c'est bien
souvent parce qu'ils ont perçu intuitivement cette triste
vérité.
Vous
rappelez très bien dans les Mystères de la gauche les nombreux
crimes commis par la gauche libérale contre le peuple, et notamment
le fait que les deux répressions ouvrières les plus sanglantes du
XIXe siècle sont à mettre à son compte. Mais aujourd'hui, tout de
même, depuis que l'inventaire critique de la gauche culturelle
mitterrandienne s'est banalisé, ne peut-on admettre que les
socialistes ont changé ? Un certain nombre de prises de conscience
importantes ont eu lieu. Celle, par exemple, du long abandon de la
classe ouvrière est récente, mais elle est réelle. Sur les
questions de sécurité également, on ne peut pas davantage dire
qu'un Manuel Valls incarne une gauche permissive et angéliste. Or on
a parfois l'impression à vous lire que la gauche, par principe, ne
pourra jamais se réformer... Est-ce votre sentiment définitif
?
J.-C.M.
: Ce
qui me frappe plutôt, c'est que les choses se passent exactement
comme je l'avais prévu. Dès lors, en effet, que la gauche et la
droite s'accordent pour considérer l'économie capitaliste comme
l'horizon indépassable de notre temps (ce n'est pas un hasard si
Christine Lagarde a été nommée à la tête du FMI pour y
poursuivre la même politique que DSK), il était inévitable que la
gauche - une fois revenue au pouvoir dans le cadre soigneusement
verrouillé de l'«alternative unique» - cherche à masquer
électoralement cette complicité idéologique sous le rideau
fumigène des seules questions «sociétales». De là le désolant
spectacle actuel. Alors que le système capitaliste mondial se dirige
tranquillement vers l'iceberg, nous assistons à une foire d'empoigne
surréaliste entre ceux qui ont pour unique mission de défendre
toutes les implications anthropologiques et culturelles de ce système
et ceux qui doivent faire semblant de s'y opposer (le postulat
philosophique commun à tous ces libéraux étant, bien entendu, le
droit absolu pour chacun de faire ce qu'il veut de son corps et de
son argent). Mais je n'ai là aucun mérite. C'est Guy Debord qui
annonçait, il y a vingt ans déjà, que les développements à venir
du capitalisme moderne trouveraient nécessairement leur alibi
idéologique majeur dans la lutte contre «le racisme,
l'antimodernisme et l'homophobie» (d'où, ajoutait-il, ce
«néomoralisme indigné que simulent les actuels moutons de
l'intelligentsia»). Quant aux postures martiales d'un Manuel Valls,
elles ne constituent qu'un effet de communication. La véritable
position de gauche sur ces questions reste bien évidemment celle de
cette ancienne groupie de Bernard Tapie et d'Edouard Balladur qu'est
Christiane Taubira.
Contrairement
à d'autres, ce qui vous tient aujourd'hui encore éloigné de la
«gauche de la gauche», des altermondialistes et autres mouvements
d'indignés, ce n'est pas l'invocation d'un passé totalitaire dont
ces lointains petits cousins des communistes seraient encore
comptables... C'est au contraire le fond libéral de ces mouvements :
l'individu isolé manifestant pour le droit à rester un individu
isolé, c'est ainsi que vous les décrivez. N'y a-t-il cependant
aucune de ces luttes, aucun de ces mouvements avec lequel vous vous
soyez senti en affinité ces dernières années ?
J.-C.M.
: Si
l'on admet que le capitalisme est devenu un fait social total -
inséparable, à ce titre, d'une culture et d'un mode de vie
spécifiques -, il est clair que les critiques les plus lucides et
les plus radicales de cette nouvelle civilisation sont à chercher du
côté des partisans de la «décroissance». En entendant par là,
naturellement, non pas une «croissance négative» ou une austérité
généralisée (comme voudraient le faire croire, par exemple,
Laurence Parisot ou Najat Vallaud-Belkacem), mais la nécessaire
remise en question d'un mode de vie quotidien aliénant, fondé -
disait Marx - sur l'unique nécessité de «produire pour produire et
d'accumuler pour accumuler». Mode de vie forcément privé de tout
sens humain réel, inégalitaire (puisque la logique de
l'accumulation du capital conduit inévitablement à concentrer la
richesse à un pôle de la société mondiale et l'austérité, voire
la misère, à l'autre pôle) et, de toute façon, impossible à
universaliser sans contradiction dans un monde dont les ressources
naturelles sont, par définition, limitées (on sait, en effet, qu'il
faudrait déjà plusieurs planètes pour étendre à l'humanité tout
entière le niveau de vie actuel de l'Américain moyen). J'observe
avec intérêt que ces idées de bon sens - bien que toujours
présentées de façon mensongère et caricaturale par la propagande
médiatique et ses économistes à gages - commencent à être
comprises par un public toujours plus large. Souhaitons seulement
qu'il ne soit pas déjà trop tard. Rien ne garantit, en effet, que
l'effondrement, à terme inéluctable, du nouvel Empire romain
mondialisé donnera naissance à une société décente plutôt qu'à
un monde barbare, policier et mafieux.
Vous
réaffirmez dans ce livre votre foi en l'idée que le peuple serait
dépositaire d'une common decency [«décence ordinaire»,
l'expression est de George Orwell] avec lesquelles les «élites»
libérales auraient toujours davantage rompu. Mais croyez-vous
sincèrement que ce soit aujourd'hui l'attachement aux valeurs
morales qui définisse «le petit peuple de droite», ainsi que vous
l'écrivez ici ? Le désossage des structures sociales
traditionnelles, ajouté à la déchristianisation et à l'impact des
flux médiatiques dont vous décrivez ici les effets culturellement
catastrophiques, a également touché de plein fouet ces classes-là.
N'y a-t-il donc pas là quelque illusion - tout à fait noble, mais
bel et bien inopérante - à les envisager ainsi comme le seul vivier
possible d'un réarmement moral et politique ?
J.-C.M.
: S'il
n'y avait pas, parmi les classes populaires qui votent pour les
partis de droite, un attachement encore massif à l'idée orwellienne
qu'il y a «des choses qui ne se font pas», on ne comprendrait pas
pourquoi les dirigeants de ces partis sont en permanence contraints
de simuler, voire de surjouer de façon grotesque, leur propre
adhésion sans faille aux valeurs de la décence ordinaire. Alors
même qu'ils sont intimement convaincus, pour reprendre les propos
récents de l'idéologue libéral Philippe Manière, que seul
l'«appât du gain» peut soutenir «moralement» la dynamique du
capital (sous ce rapport, il est certainement plus dur d'être un
politicien de droite qu'un politicien de gauche). C'est d'ailleurs ce
qui explique que le petit peuple de droite soit structurellement
condamné au désespoir politique (d'où son penchant logique, à
partir d'un certain seuil de désillusion, pour le vote d'«extrême
droite»). Comme l'écrivait le critique radical américain Thomas
Franck, ce petit peuple vote pour le candidat de droite en croyant
que lui seul pourra remettre un peu d'ordre et de décence dans cette
société sans âme et, au final, il se retrouve toujours avec la
seule privatisation de l'électricité ! Cela dit, vous avez raison.
La logique de l'individualisme libéral, en sapant continuellement
toutes les formes de solidarité populaire encore existantes, détruit
forcément du même coup l'ensemble des conditions morales qui
rendent possible la révolte anticapitaliste. C'est ce qui explique
que le temps joue de plus en plus, à présent, contre la liberté et
le bonheur réels des individus et des peuples. Le contraire exact,
en somme, de la thèse défendue par les fanatiques de la religion du
progrès.
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